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Nowa Tradycja: les mutations des musiques traditionnelles polonaises


Warsaw Village Band

Au début des années 1990, à l’issue de la période de sortie progressive du régime communiste, il est assez logique que les musiques folk et traditionnelles n’aient pas été un grand pôle d’attraction pour les jeunes musiciens. L’appel d’air créé par l’ouverture des frontières à l’économie de marché fait que ces derniers se tournent, dans un premier temps, vers la musique de l’étranger plutôt que vers la musique locale et vers les dernières tendances des musiques du moment plutôt que vers le passé. Puis, sous sa forme folklorisée (la « folklorisation » est le fait de « rendre folklorique », de ne conserver d'une culture que le pittoresque) le « fakelore » est une musique – voire une sorte de spectacle total – sclérosée dans sa grandiloquence, sa codification et sa quête de perfection virtuose, de surcroît immédiatement associée à la propagande d’un pouvoir communiste tombé en discrédit.

 

Pour qu’une nouvelle scène folk ou traditionnelle puisse germer, il fallait d’abord que du temps passe (les débuts du Warsaw Village Band datent de 1997, presque dix ans après la chute du régime) et, assez logiquement, cette émergence ne s’est pas faite sous l’angle d’une stricte obédience trad’ mais du métissage avec des musiques liées au rock, au punk, aux musiques électroniques, au dub, au jazz, à l’expérimentation sonore. Les nouvelles musiques traditionnelles polonaises dont nous allons parler ici sont aussi d’une certaine manière des « fake », des constructions, mais des constructions sincères et incarnées, idiosyncratiques, voulues par les musiciennes et musiciens eux-mêmes et non décidées en hauts lieux, au Ministère de la Culture à Varsovie – voire à Moscou. Les formations sont souvent resserrées (duos, trios, quatuors, sextets… mais on reste très loin des 150 chanteurs, musiciens, danseurs de Mazowsze, le « Chœur, ballet et orchestre national de chants et danses populaires de Pologne ») et aux côtés d’instruments traditionnels, l’instrumentarium incorpore platines de DJ, guitare électrique ou ustensiles électro-ménagers.

 

Warsaw Village Band (Kapela ze Wsi Warszawa en version originale), le plus connu des groupes du renouveau folk polonais, est formé en 1997 par de très jeunes musiciennes et musiciens (moyenne d’âge vingt ans à l’époque). Ces jeunes gens sont venus à l’exploration de leurs propres racines par la découverte de musiques d’autres parties du monde (Inde, Afrique, Jamaïque). Leur approche des répertoires polonais se base à la fois sur des collectages auprès de vieux musiciens de villages et sur l’exploration des archives comme celles de la radio polonaise. Positionnant très consciemment les femmes au premier plan et les hommes en fond de scène, le groupe utilise des instruments comme la vielle à roue, le suka (sorte de violon plus trapu de la famille des vielles, joué verticalement sur le genou), les tambours sur cadre, et recourt aux « voix blanches » (type de chant d’Europe centrale et de l’Est, voix de poitrine à gorge déployée, très puissante née à l’origine de sa pratique en plein air, lors des travaux agricoles). L’ancrage « world music », la promotion de la carrière du groupe sous les étiquettes « hardcore folk » ou « bio-techno » peut faire craindre le pire… mais la formation à géométrie variable ne tombe pas dans ces pièges et convainc précisément par sa musique : sa puissance et son sens ô combien entraînant de la transe !

 

On retrouve à la fois le caractère politique et la primauté d’une histoire populaire et orale sur l’histoire officielle déjà présents chez le Warsaw Village Band dans la musique du groupe « punk à cordes » R.U.T.A. (acronyme de Mouvement d’utopie, de transcendance et d’anarchie). Maciej Szajkowski, un des percussionnistes du Warsaw Village Band, y côtoie entre autres des membres des groupes punks des années 1980, Dezerter et Post Regiment. Le groupe hurle des chants de révolte paysans des XVIIe et XVIIIe siècles, sans historicisme, en en faisant résonner les textes avec la situation polonaise des années 2010 – allant jusqu’à s’attirer les foudres du parti d’ultra-droite réactionnaire aujourd’hui au pouvoir, Droit et Justice.

 

Sur Karrot Kommando, le label de R.U.T.A. et de certains des disques du Warsaw Village Band, est aussi sorti le premier des deux albums à ce jour de Kapela Maliszów, trio familial (un père, son fils, sa fille – par ailleurs facteurs d’instruments) originaire d’un petit village du powiat de Gorlice, au sud-est du pays. L’ancrage est clairement traditionnel mais les chansons (« mazurkas inconcevables » était le titre de leur premier opus) sont clairement jouées avec une âpreté et une énergie qui en refuse la muséification et la voix puissante, brute et sensuelle de la jeune Zuzanna Malisz donne au trio une force incroyable.

 

Ayant publié leur premier album en 2014, les trois musiciennes et chanteuses de Sutari viennent à l’origine de pratiques artistiques variées mais complémentaires : la musique, le théâtre, le cinéma et la danse. Auto-décrite comme « avant-garde folk de cuisine », leur réinterprétation de vieilles chansons traditionnelles associant violon, violoncelle à tête de loup, grattoir à légumes, mixeur de cuisine, clés anglaises ou baignoire remplie d’eau a plus à voir avec les expérimentations sonores ludiques de Pascal Comelade, de Pierre Bastien ou de l’orchestre de boites à musiques polonais Małe Instrumenty qu’avec une quelconque orthodoxie traditionaliste.

 

Derrière le nom de Żywizna se cache un projet finalement aussi étonnant que simple : un guitariste et une chanteuse font de la musique à deux dans une cuisine. Sauf qu’on ne se serait pas nécessairement attendu à ce que ces-deux-là se retrouvent autour d’un répertoire commun de chansons traditionnelles de Kurpie (à l’est du pays). Genowefa Lenarcik est une chanteuse presque septuagénaire et Raphael Rogiński est un guitariste électrique quadragénaire, actif au sein de la scène internationale des musiques improvisées. Comme dans le cas de Kapela Maliszów, mais avec ici d’autres accents musicaux, c’est le caractère âpre et capiteux, ni poli ni édulcoré, des interprétations qui donne tout son sel à ce duo.

 

Beaucoup plus arrangée est la musique de la petite formation d’ethno-jazz Lautari (instruments à anches et à vent, violon et piano préparé). Sur leur second album Vol. 67, ils font écho à l’ethnographe et folkloriste Oskar Kolberg (1814-1890) et en particulier au volume 67 de ses collectages, celui consacré au piano. Au milieu de ce disque instrumental figure « Blaszane Mordy » [Gueules d’étain] un morceau fort différent des autres, chanté cette fois et faisant le grand écart entre le passé (l’enregistrement de terrain de deux chanteuses des années 1950) et le présent (les trois musiciens du groupe, dialoguant avec elles 65 ans plus tard). Un moment touchant et d’une grande beauté ! (PD)


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