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Anadolu pop, le psychédélisme turc des années 1960 et 70


Pochettes de 45 tours
A la fin des années 1960 et dans les années 1970, une scène rock turque s’est développée et est devenue un moyen de protester contre les troubles politiques.

De temps à autre et selon les pays, la musique rock se teinte de colorations étranges, mélangeant instrumentations occidentales et sonorités locales. Depuis quelques années, il y a pléthore de rééditions de ces musiques du monde entier, souvent psychédéliques. Des labels comme Sublime Frequencies ou Finder's Keepers proposent des compilations ou des disques complets d'artistes ayant eu du succès dans leur pays avec une musique hybride. Ainsi en est-il en Turquie où la scène rock a été très active dès la fin des années 60 et dans les années 70, période où la musique est devenue une manière de protester contre les troubles politiques.


Après la chute de l'Empire Ottoman en 1923, la nouvelle république dirigée par Mustafa Kemal Atatürk s'est tournée vers l'Occident et a commencé un programme de modernisation de la société, adoptant l'alphabet latin en 1928, les vêtements occidentaux et des musiques comme le tango. Le terrain était donc prêt pour que le pays soit envahi par la vague du rock des années 50, comme de nombreux autres pays dans le monde. Les premiers groupes à connaître beaucoup de succès en Turquie sont les Shadows, les Ventures et les Tornadoes qui jouent du rock instrumental à la guitare. Le phénomène n'est pas unique à ce pays : pour des peuples dont la langue n'appartient pas à la famille linguistique de l'anglais, il est plus aisé d'appréhender ce genre de musique car L'absence de paroles facilite la compréhension. De nombreux groupes dans cette veine voient le jour, on les retrouve de la Thaïlande à la Turquie, de l'Indonésie au Japon. Mais autant dans ce dernier pays, les groupes ont, à peu de choses près, cloné les groupes occidentaux comme les Beatles, autant en Turquie (et dans d'autres pays), il y a eu une hybridation, un mélange entre le meilleur des deux cultures.


Au début des années 60, la Turquie connait de grands changements politiques: Cemal Gürsel prend le pouvoir suite à un coup d'état militaire. Il le rend cependant au peuple dès octobre 1961, ce qui crée un climat très démocratique et libéral. La société turque est en pleine évolution et la diffusion des musiques occidentales suit cette modernisation. Les années 60 marquent l'invasion dans le monde entier de la pop des Beatles et d'autres groupes du même style. La Turquie est évidemment touchée et des groupes naissent dans tout le pays, d'autant plus que le plus grand quotidien national, le Hürriyet, décide en 1965 d'organiser un concours musical nommé Altın Mikrofon (le Microphone d'Or) pour les musiciens amateurs. Les règles sont les suivantes : les instruments utilisés doivent être occidentaux et électriques mais les textes sont écrits en turc et les mélodies doivent avoir des sonorités orientales. Les musiciens peuvent composer un nouveau morceau ou arranger une musique traditionnelle. Les dix groupes retenus en finale enregistrent deux morceaux et font une tournée dans les grandes villes du pays. Le résultat a parfois frôlé le ridicule mais des morceaux intéressants ont vu le jour et pas mal de groupes ont connu un certain succès local, même s'ils n'ont presque jamais produit de LP dans une scène fortement dominée par les 45 tours. Le concours a été un grand succès et a eu lieu chaque année jusqu'en 1968, puis entre 1972 et 1979.


Ce concours donne l'impulsion pour la création d'une nouvelle scène musicale. Jusqu'à ce moment, les artistes turcs chantaient soit de la pop en anglais soit des morceaux traditionnels en turc mais les styles ne se mélangeaient pas. Le concours encourage justement les mélanges, l'hybridation de deux mondes différents. La musique est proche du rock progressif mais puise aussi des influences dans les musiques traditionnelles d'Anatolie, d'où le nom d'Anadolu pop, inventé par le claviériste Murat Ses du groupe Moğollar.


Par la suite, les musiciens turcs vont continuer de suivre l'évolution de la scène musicale en Occident, notamment de la scène psychédélique américaine et européenne qui va avoir un grand impact en Turquie et qui va transformer l’Anadolu pop des origines. C’est ainsi qu’à partir de 1968, soit un an plus tard que le reste de l'Europe, le public turc se passionne pour le rock psyché. En Europe ou aux Etats-Unis, la musique psyché utilise souvent les sons orientaux du sitar à tort et à travers, les imprégnant d'une pseudo mythologie hindoue. Au contraire, en Turquie, le mélange est-ouest trouve une base bien plus solide grâce au saz, un luth à long manche joué des Balkans à l'Afghanistan. Le son de l'instrument devient même un élément essentiel dans le psyché turc, lui donnant son identité propre. Le style évoluera ensuite de l'acid rock et du rock progressif vers une expérimentation plus électronique, allant jusqu'aux frontières du disco, bref en montrant de multiples facettes.


Pendant les années 70, le pays est pris dans des troubles opposant droite et gauche. Après 1976, les changements politiques limitent l'ouverture musicale, ce qui n'empêche pas les artistes de continuer à publier de bons disques. Certains artistes s'engagent politiquement, d'autres gardent leurs distances.


En 1978, le pays est en proie à des troubles plus graves, mettant en opposition des factions de gauche et de droite et les concerts ne sont plus possibles. Le mouvement de l'Anadolu Pop disparait progressivement. En 1980, les militaires de droite prennent le pouvoir et imposent la loi martiale. La musique rock, déjà soupçonnée d’être subversive depuis longtemps, est effacée de la carte. Le marché est rapidement envahi par de la pop sans grand intérêt et beaucoup d'artistes arrêtent leur carrière. Ils sont aujourd'hui redécouverts et fortement appréciés, les collectionneurs s'arrachant leurs albums. Le groupe Baba Zula, plus contemporain, s'inspire de cette époque, mêlant traditions d'Anatolie, musique psyché et électronique. (ASDS)


(D’après l’article de Détours, juin 2012 – pdf à télécharger)


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